24/02/2020

_L'œil ailé



Les textes des intervenants de la journée d'étude "Michel Nedjar : regard sur le cinéma" organisée au LaM par Corinne Barbant et Géraldine Sfez, ont été publiés sur Déméter, la revue du CEAC - Centre d'étude des arts contemporains.
À l'occasion de cette journée, j'avais présenté une réflexion sur l'"œil" qui opère chez le cinéaste, comme chez le plasticien et le collectionneur qu'est aussi Nedjar. Pour ce faire, je m'étais appuyée sur l'examen de trois œuvres en particulier.

1.  2.  3. 

1. Du côté du cinéaste :
NEDJAR Michel, Ailes, 1979, Super 8, couleur, sonore, 15' 00
N.B. : Le film est conservé au Centre Pompidou. Il est numérisé, et peut être visionné en ligne grâce au travail de l'association Lightcone, ici ›

2. Du côté du plasticien : 
NEDJAR Michel, Personnages et animaux, avant 1994, Gouache sur carton, 48,7 x 26 cm

3. Du côté du collectionneur :
DARGER Henry, Bobine, avant 1973, Ficelle.

Ces œuvres de Michel Nedjar et d'Henry Darger sont conservées au LaM - Lille métropole musée d'art moderne, d'art contemporain et d'art brut, ici ›

Voici mon texte :

18/02/2020

_Michel Ragon



« Peintre, artisan villageois nullement prolétarien, esthète en tablier de cuir fleurant l’odeur du cheval, Gaston Chaissac, primitif, indépendant, d’une imagination colorée et luxuriante, est un artiste plus proche des sources d’expression populaire que nombre d’ouvriéristes déclamatoires et bornés. »
Ainsi s'exprimait Michel Ragon (1) à propos de Gaston Chaissac dans la revue Maintenant n°4, parue en novembre 1946. Si ce court texte est notable parmi son œuvre critique et historienne de l'art, par ailleurs monumentale, ce n'est pas seulement parce qu'il concerne un artiste apparenté à l'art brut. C'est aussi parce qu'il s'agit du premier texte que Michel Ragon, alors âgé de 22 ans, publie sur l'art (non-brut inclus). S'ensuit sa longue correspondance avec Chaissac - qui l'appelle, dans une lettre du 15 janvier 1949, son "cher chérubin épiphaniste (2)". 

Michel Ragon, né en 1924, militant anarchiste, collaborateur de la revue "Cimaise", critique et historien de l'art, de l'architecture et de la littérature, est mort le 14 février 2020. 

Michel Ragon, quai Malaquais, 1955
source : http://www.michelragon.fr/biographie-1945-1956/


(1) ACA sur Michel Ragon ›

(2) cf. "Manifeste de l'épiphanisme" in revue Arts du 19 mars 1948, signé par 16 personnes - dont Michel Ragon - réunies autour de la pensée d'Henri Perruchot : "L’épiphanisme exprime une volonté d’évasion hors de ces philosophies du désespoir qui ont cours aujourd'hui, et que l’épiphanisme considère comme des témoignages aigus sans doute, mais d’un enseignement provisoire et n’apportant, du reste, aucune solution au problème de l’homme".

14/02/2020

_L'inconscient esthétique



Œdipe et la sphinge
Relevé des figures d'une amphore attique, 1814
Source  : GALLICA


Lorsque L'inconscient esthétique est publié, en 2001, Jacques Rancière a déjà écrit plusieurs ouvrages sur la politique, l'histoire et la parole. 

La philosophie qu'il développe depuis La leçon d'Athusser (1974) et La nuit des prolétaires (1981), est fondée sur un principe d'égalité - je dis bien "principe" : il ne s'agit pas d'une nouvelle définition théorique de l'égalité, mais d'une pensée élaborée à partir d'une adhésion au présupposé (principe, donc) d'égalité des intelligences.






L'inconscient esthétique fait partie des premiers ouvrages de Rancière concernant les arts - on peut citer, avant lui, l'important Partage du sensible (2000) et ces deux textes touchant plus particulièrement au cinéma : Arrêt sur histoire (1995) et La Fable cinématographique (2001). L'inconscient esthétique a ceci de particulier qu'il met en relation l'esthétique et la psychanalyse - dont Jacques Rancière ne parle pas souvent ailleurs. 

Au cours de son entretien avec Laurent Jeanpierre et Dork Zabunyan publié sous le titre La méthode de l'égalité (2012) Jacques Rancière évoque ses premiers rapports avec la psychanalyse dans les années 1960. Il faut insister sur le contexte : c'est celui du structuralisme, auquel appartient à la fois Althusser dont Rancière suit l'enseignement, et Jacques Lacan - c.f. les séminaires. La psychanalyse telle que Rancière l'a connue se présentait comme un savoir tout à l'image de la théorie de l'idéologie en philosophie politique, relatif "au fait que les gens sont ignorants et ne savent pas qu'ils sont ignorants (ME - p. 184)". Or, dès l'expérience de 1968 Jacques Rancière prend ses distances avec ces théories fondées sur ce principe de méconnaissance, cette science qui se voit comme l'arme absolue contre l'aliénation et les effets de la domination (c'est l'objet de son ouvrage, La leçon d'Althusser). Mais plus tard, Rancière découvre une affinité entre la position du pédagogue Jacotot qu'il étudie dans  Le maître ignorant (1987) et une position de psychanalyste, et ce à la faveur de son lectorat puisque Le maitre ignorant a été lu par des psychanalystes. C'est donc au niveau de l'expérience de la séance analytique que cela se joue : une maîtrise ignorante advient, partant d'une dissociation entre l'effet de maîtrise et l'effet de savoir (l'analyste est supposé savoir mais en fait, il ne sait rien). Pour autant, Rancière remarque que l'idée globale propagée autour de la psychanalyse aujourd'hui voudrait encore qu'elle soit une science de ce que qui est ignoré - l'inconscient étant conçu comme ce qui est ignoré.

Dans L'inconscient esthétique, Rancière souligne que Freud - sans chercher à rabattre tout fait artistique sur l'économie sexuelle des pulsions comme on le prétend souvent - attend de l'art qu'il témoigne "positivement en faveur de la rationalité profonde de la fantaisie", qu'il appuie "une science qui prétend d'une certaine façon, remettre la fantaisie, la poésie et la mythologie au cœur de la rationalité scientifique (p. 47) " - ce qui apparaîtrait évidemment comme un point de désaccord entre l'esthétique et la psychanalyse freudienne puisque la première ne prétend pas étudier des faits rationnels. Mais Rancière met aussi en avant une relation de complicité entre esthétique et psychanalyse. Avant d'entrer dans le détail, il faut dire que L'inconscient esthétique n'est pas une critique du discours psychanalytique sur l'art du point de vue de l'esthétique en tant que discipline - d'ailleurs, Rancière ne parle de l'interprétation des œuvres d'art par Freud qu'au troisième tiers de son essai. 

Tout d'abord, il faut savoir que pour Jacques Rancière, l'esthétique n'est pas le nom d'une discipline qui aurait en propre de s'occuper de l'art. L'esthétique est pour lui un certain régime de l'art et de la pensée.  "Esthétique désigne un mode de pensée qui se déploie à propos des choses de l'art et s'attache à dire en quoi elles sont des choses de pensée. Plus fondamentalement, c'est un régime historique spécifique de pensée de l'art, une idée de la pensée selon laquelle les choses de l'art sont des choses de pensée (p. 12)". Ce régime est historique au sens où il pourrait correspondre à ce qu'on appelle aussi la modernité ; Jacques Rancière le voit poindre avec le "véritable Homère" de Vico (1744), le "génie" kantien (1790) ou encore l'"état esthétique" de Schiller  (1795)... et s'installer au XIXème siècle autour de Gustave Courbet, Stephane Mallarmé puis des arts mécaniquement reproductibles (photographie et cinéma). Mais le régime esthétique peut coexister avec d'autres régimes, plus anciens, qui n'ont pas disparu (il y a aussi le régime éthique - platonicien - , et le régime représentatif - classique - : Rancière décrit ces différents régimes dans Le partage du sensible). Entre l'esthétique, ainsi définie comme régime historique, et la psychanalyse (née entre 1881 et 1905), une relation de contemporanéité peut être soulignée. 

Dans L'inconscient esthétique, Rancière défend l'hypothèse selon laquelle le régime esthétique a rendu possible la théorie freudienne de l'inconscient et sa formulation. En effet l'idée, immanente à ce régime, de la pensée, agrée l'existence de son mode inconscient. 

L'hypothèse de Rancière n'est pas immédiatement fondée sur une lecture des interprétations freudiennes ou plus généralement, psychanalytique d'œuvres d'art, mais d'abord sur un examen du corpus des œuvres que Freud a choisi d'étudier, à commencer par la tragédie de Sophocle, Œdipe roi. Il existe plusieurs versions de l'histoire d'Œdipe - celle  de Corneille en 1659, ou de Voltaire en 1718 - mais Freud prend bien soin de préciser, dans l'Interprétation du rêve, qu'il se réfère précisément "à la légende d’Œdipe Roi et au drame de Sophocle qui porte ce titre". Les premières représentations de ce drame remontent à 425 av. JC. Freud est pourtant bien dans son temps, héritier direct d'une histoire culturelle germanophone importante, d'un siècle du romantisme qu'il s'agirait de ne pas court-circuiter. Comme l'écrit Rancière, "pour que Œdipe soit le héros de la révolution psychanalytique, il faut un nouvel Œdipe [...] et une nouvelle idée de la tragédie, ceux de Hölderlin, de Hegel ou de Nietzsche (p. 25)". En effet, l'intérêt de Freud pour ce mythe, à la fin du XIXème siècle, n'est assurément pas sans rapport avec la traduction allemande du texte de Sophocle par le poète et philosophe Friedrich Hölderlin, qui date, elle, de 1804.

Or, le geste traducteur d'Hölderlin a réinscrit dans l'histoire d'Œdipe certains éléments de la tragédie de Sophocle, que les adaptateurs de l'époque classique avaient effacés. Ces éléments font d'Œdipe un sujet en proie à "cette furie qui le pousse à vouloir savoir à tout prix, contre tous et contre lui-même, et, en même temps, à ne pas entendre la parole à peine voilée qui lui offre la vérité qu'il réclame" ; et c'est un sujet parfaitement invraisemblable du point de vue du classicisme. Sous l'influence de ce classicisme, apparenté au régime représentatif des arts, Corneille et Voltaire avaient donc corrigé Sophocle, chacun à sa façon (le premier en supprimant le personnage de Tirésias et le second en imaginant un autre meurtrier pour Laïos). En réhabilitant ces "invraisemblances" sophocléennes au début du XIXème siècle, Hölderlin réinvente un Œdipe qui présente dès lors ce trait spécifique : dans son monde, le savoir est une tragédie. Le savoir n'est plus un acte subjectif de saisie d'une idéalité objective par le logos, il est une passion (pathos). Cela passe par l'identité, en lui, du savoir et du non-savoir, de la pensée et de la non-pensée ; l'identité "d'une démarche consciente et d'une production inconsciente, d'une action voulue et d'un processus involontaire (p. 31)" - qui caractérise le régime esthétique des arts tel que le conçoit Rancière. Voilà donc l'Œdipe paradoxal dont la psychanalyse va se saisir, avec Freud.


10/02/2020

_Viendra le feu


Viendra le feu - Olivier Laxe, 2019
Mon dernier article sur Débordements concerne le film d'Olivier Laxe, Viendra le feu  (2019), qui déjoue les attentes que crée son synopsis :
Amador Coro a été condamné pour avoir provoqué un incendie. Lorsqu’il sort de prison, personne ne l’attend. Il retourne dans son village niché dans les montagnes de la Galice où vivent sa mère, Benedicta, et leurs trois vaches. Leurs vies s’écoulent, au rythme apaisé de la nature. Jusqu’au jour où un feu vient à dévaster la région.



05/02/2020

_Porte de Montmartre



Porte de Montmartre - 2020
En empruntant ce passage sous le pont de la porte de Montmartre, on rejoint Paris de Saint-Ouen et réciproquement, à pied. Un marché s'y installe plusieurs fois par semaine. La plupart des vendeur·ses sont économiquement fragiles ; beaucoup sont adhérent·es de l'association Aurore. L'espace où ils et elles s'installent a fait l'objet d'un projet de réaménagement baptisé passage miroir, réalisé en 2017.

Le·a passant·e distrait·e remarquera aussi huit images collées sur les piliers du pont.

   
   


Au regard de cet espace et des usages qui en sont faits, la forme ronde de ces collages, et leur répartition équilibrée de part et d'autre de la voie centrale, sont très évocatrices. Ils ressemblent au hublots d'un vaisseau - on le dirait spontanément plutôt marin qu'aérien, puisque l'on se trouve sous le périphérique de Paris. Sans nier la fonction initiale de cette structure urbanistique - la traversée des frontières de Paris - voilà qui re-qualifie ces lieux, où l'on divague sans avoir toujours l'air de circuler : sur le marché des biffins, on s'arrête, on attend, on regarde, on échange, on se raconte des choses. 

Quant à ce que l'on voit dans ces cercles : il s'agit de saynètes maquettées à partir de silhouettes et décors, probablement issus de sources extérieures et remployés à cette fin. Chaque univers, très bigarré, est composé d'éléments éclectiques, plus ou moins familiers et/ou stéréotypés (jouets, animaux, accessoires folkloriques...), ce qui ne manque pas de renvoyer, comme en miroir, à l'activité des chiffonniers réunis aux alentours pour présenter le fruit de leur ramassage dans Paris. 

En raison de la disposition des saynètes à la suite les unes des autres, une impression de récit me gagne et ce bien que je ne le comprenne pas. Par sa structuration apparente (épisodes, épreuves successives...) comme par les thèmes que j'y repère (le voyage et la mer, en particulier...), ce récit s'apparenterait volontiers au genre de l'épopée. La question était-elle de fixer sur un support ce récit épique élaboré collectivement, à l'oral (c'est ainsi que naissent les épopées) ? Cette épopée-là présenterait un caractère incertain, décousu, balbutié, précaire : une épopée en train de se faire, de se dire, plutôt qu'une épopée dite. Mais son châssis se devine bien.


POST-SCRIPTUM :

MAMELI Federica, dans l'Aquarius - 2018