27/11/2019

_Robillard, in Jef Klak n°6



Le collectif Jef Klak poursuit la publication de son périodique annuel. Comme le voulait le "jeu des queues" - Trois p'tits chats, Chapeau de paille, Paillasson, etc. - et le numéro 1 s'intitulant Marabout, le numéro 6 allait forcément s'intituler Pied à terre. Il contient des critiques sociales, des expériences littéraires et iconographiques touchant aux diverses thématiques que peut évoquer cette expression - par exemple : avoir un pied à terre c'est pouvoir être hébergé, ce peut être aussi avoir conscience du sol, du territoire ; mettre un pied à terre c'est, pour les cyclistes, marquer l'arrêt. 

Dans ce numéro, on trouve les reproductions de six dessins d'André Robillard issus de la collection l'Aracine, conservés au LaM.

En voici la liste (dans l'ordre de leur mise en page) : 
  1. La planète lunaire - 1983 (Stylo à bille, crayon de couleur, craie grasse et crayon graphite sur papier, 49,9 x 64,7 cm) 
  2. Le débarquement sur la planète martienne -1987 - 1988 (Stylo à bille, crayon de couleur et crayon graphite sur papier, 55,5 x 75 cm) 
  3. Les O.V.N.I. vienne de la planète Jupiter et fonce vert la terre - 1983 (Stylo à bille et crayon de couleur sur papier, 32,5 x 50 cm) 
  4. La jeep lunaire d'APOLLO 15 a mis le pied sur le sol lunaire - 1983 (Stylo à bille, stylo-feutre et crayon de couleur sur papier, 50 x 64,8 cm) 
  5. La conquête des planète interplanétaire - 1987 - 1988 (Stylo à bille, crayon de couleur et craie grasse sur papier, 50,1 x 64,9 cm) 
  6. Armstrong U.S.A. - 1993 (Stylo-feutre et stylo à bille sur papier, 29,7 x 42 cm)
Joli socle, pour ces dessins, que ce Jef Klak. Ils sont imprimés deux par deux, sur trois pages (p. 184-186), sans commentaire. Il n'en demeure pas moins que leur surgissement entre les feuillets bariolées de ce numéro (comme les autres, imprimés sur du papier machine blanc et teinté) a une incidence sur le regard que l'on posera sur eux. Quelques pages en amont, on peut lire le texte de l'historien de l'art pré-colombien Amara Leah Solari - "Des roues, un jaguar, le cosmos" - dans lequel il est question des roues calendaires et des cartes circulaires produites par les mayas du Yucatán pendant la période coloniale. Ayant contemplé les illustrations de ce texte, on sera forcément attentif à l'aspect des planètes d'André Robillard, tant il est vrai qu'elles leur ressemblent un peu. 

N'allons pas jusqu'à en conclure qu'André Robillard serait en lien avec les Mayas - d'autant plus qu'en observant ses disques planétaires de près, comme la rime visuelle nous y incite, on trouvera le motif, décidément, familier... trop familier pour être apparenté sans détour à la cosmographie pré-colombienne.

1. 2.

1. La conquête des planète interplanétaire [détail]
2. Le débarquement sur la planète martienne [détail] 

Que voit-on ? Les planètes de Robillard ne sont pas des entités simples, qu'il suffirait de localiser dans l'espace. On pourrait être amené à y poser le pied, à y vivre, même. Chacune est un monde à part entière, avec ses territoires, sa géologie particulière : une terre. Aussi Robillard prend-il bien soin de partager son disque apparent en zones, continents et/ou plaques lithosphériques. L'imaginaire qui se manifeste à travers ce langage plastique dépasse le cadre référentiel de la "conquête de l'espace" des années 1950 à 1980. Il est plus ancien, sans doute, plus terrestre d'une certaine façon. Ce qu'André Robillard représente dans ces cercles, c'est la promesse dont chaque planète est porteuse, la terre habitable qu'elle pourrait devenir : l'écoumène - soit l'objet premier, non de l'astronomie, mais bien de la géographie. 


POST SCRIPTUM : fruit d'une cueillette sur Gallica : 

3. 4.

3. Mapa mundi VI, 1320 : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b55004989t
4. Copie sommaire de la mappemonde vénitienne d'Andrea Bianco, 1436 : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b84907926







25/11/2019

_Jim


Il se fait parfois attendre. Parfois quelques minutes, quelques secondes… Prenons Jim le Glisseur (Ferdinand Zecca, 1910), par exemple : dans ce film il lui faut sept secondes pour apparaitre. 

Il faut voir la scène (typique) : un intérieur, plutôt réduit, sans fenêtre ; au dessus des boiseries les murs sont tapissés de rayures verticales, fines et serrées. Au milieu, un homme assis à son bureau, vêtu d’une veste grise et d’un pantalon noir, paraphe un document. Il est un peu chauve, porte une moustache et une petite barbe ; il se tient un peu trop droit, tout en paraissant, malgré tout, un peu trop flasque. Une porte s’ouvre, un brigadier fier et agité, coiffé d’un casque en forme de suppositoire, entre. Il salue son supérieur en faisant claquer ses talons aux pieds de son fauteuil, et lui demande l’autorisation d’ordonner à ses deux sous-fifres de les rejoindre. Stop. Sept secondes… quelle barbe. Il faut enfin le dire : sans lui, le cinéma est d’un ennui mortel.

Qui est-il, exactement ? Cela, je ne saurais le dire ; je cherche à l’identifier, et c’est pour cela que j’écris. Il pourrait ne pas porter de nom pour le moment ; appelons-le Jim, comme Jim le Glisseur puisqu’il est, dans une certaine mesure, à son image. Il pourrait aussi bien être l’Etranger dans « Pour une poignée de dollars » (lui, il faut sept minutes pour bien le voir). Mais j’y reviendrais peut-être, plus tard. Ce qui m’importe, là, c’est le monde sans Jim - puisqu’il nous laisse le temps de l’apprécier avant d’apparaître. Le monde, en l’absence de Jim, c’est comme la bureaucratie policière. C’est comme le chiffonnier en bois vernis derrière ceux qui demandent des justificatifs : clos, lourd et sans profondeur, en même temps.

Jim s’y laisse trainer comme une serpillière par les deux policiers qui attendaient l’ordre de le faire. Il porte une casquette, son costume est clair, et ample. Avant d’adresser un regard au bureaucrate qui le jauge depuis son fauteuil, il jette quatre coups d’œil sur les lieux : le plafond au dessus de la porte qu’il vient de franchir, un coin du quatrième mur… le caisson et les pieds du bureau semblent l’intéresser plus particulièrement. Pour Jim, connaitre l’endroit, c’est plus important que de savoir ce qu’on a à lui dire. Le socle prime sur ce qui s’y trouve posé, le contenant prime sur le contenu. Ses regards sont furtifs, précipités, mais perçants, d’une efficacité redoutable : ils fraisent profondément aux quatre coins du cadre, ils flèchent le hors-champ, la zone imaginaire libre. Ça s’ouvre. 

Le chiffonnier contient bien quelque chose qui, peut-être, importe. Il y a des panneaux, sur les murs, d’un blanc immaculé : à quoi peuvent-il bien servir ? N’y aurait-il pas une fenêtre, du côté du quatrième mur ? N’y aurait-il pas une clef sous le pied de ce bureau ? Dans ce pauvre petit compartiment que nous avions sous les yeux, ceux de Jim donnent de quoi croire en un monde un peu plus vaste, un peu plus divers, un peu plus vivant ; ses poches étaient donc pleines. Tandis que la flicaille en déverse le contenu (pendentifs, colliers…), naturellement je ris ; mais de joie d’abord, car avant d’être drôle, c’est merveilleux : j’acquiers enfin la certitude que de petites choses peuvent briller sur cet écran. 








16/11/2019

_Montage inuit


Une petite navigation ce jour entre les collections ethnographiques et d’ « art autochtone » en Amérique du Nord m’a doucement menée jusqu’à cet objet mystérieux, conservé au Musée de la Civilisation de Québec sous le titre — que j’imagine être un « [titre attribué :] » — de Montage.




Il s’agit d’un tableau de bois de la taille d’un plateau-repas individuel (31 x 44 cm), aux angles arrondis, sur lequel on a peint une grande rose des vents rouge, blanche et bleue. Des emblèmes et motifs marins sont représentés autour d’elle : bouées de sauvetage, drapeaux, une petite croix blanche en haut, deux disques d'allure astrale, l’un rouge et l’autre gris sombre, en bas. Des objets d’usages et petites amulettes sont réparties sur cette surface, fixées grâce à des morceaux de ruban bicolore, et des clous : des figurines sculptées dans du bois ou de l’ivoire, un peigne, des tendeurs et d’autres choses magnifiquement ciselées, dont je ne sais rien du tout… il y a aussi une pointe de harpon et une cuillère me semble-t-il, une petite corde en haut, des dents d’animaux, une mâchoire — ... de chien ?

La datation (1939) n’est peut-être qu’indicative ; il est possible qu’elle corresponde à l’année de la découverte où de la première acquisition de l’objet. Le musée des civilisations précise bien que ses composants peuvent dater du XIXème siècle, autant que du début du XXème. Pour ce qui est de l’origine, il y a une incertitude : ce Montage aurait été « sans doute fait par un marin ou par une personne qui naviguait dans l’Arctique ». Il est indexé au groupe ethno-linguistique Eskaléoute, et plus précisément à la région du Nunavut (à l'ouest et au nord de la Baie d'Hudson), il pourrait donc s’agir d’une production Inuit. La peinture utilisée pourrait provenir d’un bateau d’approvisionnement du littoral du Nunavik.

Ce Montage est une sorte de pèle-mêle (la description fait référence aux "keepsakes" de l'époque victorienne) : recueil et agencement d’objets ordinaires, fragmentaires ou de moindre valeur, dans une perspective mnémonique et, probablement, narrative. L’organisation narrative passerait par une mise en espace, plutôt que par des articulations spécifiquement littéraires : par la disposition des éléments sur la surface du panneau. Non que l’auteur ait forcément géolocalisé ses souvenirs sur un plan strictement réaliste, mais il les a bien cartographiés, autour de cette rose des vents qui en appelle à notre sens de l'orientation. 

Au centre de la rose des vents, il a attaché l’une des deux figurines anthropomorphes du Montage : on peut supposer qu’elle le représente, ou représente plus particulièrement sa psyché (car son corps est nomade). À moins que cette figure centrale ne représente un être cher (son enfant, par exemple), et que lui se soit mis sur le côté... De toute façon, il est probable qu'il se soit situé dans cet espace crénelé de souvenirs, de rencontres, dont on ne saurait départir la dimension autographique (subjective), et la dimension géographique (objective). 

Sur ces bases, j’en viens à m’interroger sur la fonction des rubans. Certains pourraient ne servir que d’attache mais d’autres sont plus longs, et à la faveur de leur clouage, dessinent des zigzags qui me semblent déborder cette fonction strictement technico-matérielle. Ils représenteraient, soit des itinéraires entre deux étapes, soit des liaisons narratives, suivant un schéma actantiel ou même associatif libre. 

12/11/2019

_Non projet



Rares sont les spécialistes d'art brut qui ne font aucune référence à Jean Dubuffet, que ce soit pour s'en réclamer ou pour prendre leurs distances vis-à-vis de sa conception de l'art brut.

L'expression d'art brut qu'il a inventée serait d'ailleurs malheureuse, disent certains... Pourtant : si cette expression avait été dépourvue de toute efficacité sémantique nous l'aurions oubliée depuis belle lurette (celle d'"outsider art", nettement plus éloquente et acceptable, est un bien meilleur cheval). Mais il faut croire que Jean Dubuffet n'a pas fait que découvrir et nommer ce qu'on aurait pu découvrir et nommer comme on le voulait, sans qu'il précède toujours ce "on".

"L’ART QUI NE CONNAIT PAS SON NOM 
Une chanson que braille une fille en brossant l’escalier me bouleverse plus qu’une savante cantate. Chacun son goût. J’aime le peu. J’aime aussi l’embryonnaire, le mal façonné, l’imparfait, le mêlé. J’aime mieux les diamants bruts, dans leur gangue. Et avec crapauds !" 
DUBUFFET Jean, « Note pour les fins lettrés » (1945), Prospectus et tous écrits suivants, Gallimard, t. I, p. 88

L'art brut n'était pas encore qualifié de brut lorsque cette note fut rédigée. Le propre des œuvres d'art brut c'est d'ailleurs de commencer à exister sans s'appeler "œuvres d'art". Au commencement, elles existent dans un monde qui considère qu'elles ne méritent pas d'être appelées ainsi, pour mille raisons toutes plus mauvaises les unes que les autres - raisons que Jean Dubuffet avait dites "culturelles". 




Jean Dubuffet donne à ces œuvres d'art le nom de "diamants" au cas où l'art qu'il recherche serait comme les diamants, pour les yeux gourmands de ce qui brille. Mais plutôt que de les acheter chez un joaillier, il préfèrerait alors les trouver lui-même : ils sont donc "bruts", et les voici même dans leur "gangue", mêlé à qu'ils ne sont pas vraiment. La gangue, c'est la matière rocheuse qui entoure la pierre précieuse, tout ce magma dans lequel elle s'est formée ; elle nuit à sa reconnaissance, n'a aucune valeur économique et pèse son poids. C'est ce dont il faut débarrasser l'œuvre d'art pour qu'elle soit appréciée comme une telle, du point de vue de la Culture, comme le diamant sur la balance du joaillier. Voilà qui est clair.

La métaphore est donc lisible, et déjà joliment filée ; quel besoin Jean Dubuffet avait-il d'en rajouter un couche, avec ces "crapauds" ? On peut penser bien sûr que l'image de la gangue était trop pusillanime pour atteindre sa cible : le cœur faussement mal accroché des milieux présumés cultivés, que Dubuffet avait dans le collimateur. Celle des crapauds mal aimés le fait mieux. 

Il faut dire aussi qu'en deçà de la métaphore, ces diamants et leur gangue composaient un portait hautement minéral, sec et pétrifié de cet art qu'on finira par dire brut. Dans ce paysage, et une fois débarrassés des connotations négatives qui leur sont (très artificieusement) associées, les crapauds, sans plus rien représenter de bien défini, ne font jamais qu'être vivants. Ils sont simplement la part de vie, de "biologie" dont il est peut-être contreproductif de toujours priver l'art, la manière et la formule pour que chacun paraisse digne de son nom, aux yeux d'on ne sait plus qui. 

Tout cela étant dit : l'art brut, la gangue et les crapauds sont un point de départ. J'ai beaucoup de considération pour les frontières qu'en 1975, Jean Dubuffet avait fermement tracé autour de sa collection comme en travers d'elle*. Non seulement j'aime à les explorer, mais je pourrais aussi être complètement ailleurs. Je ne parlerai donc pas que d'"Art Brut" (avec majuscules), c'est-à-dire des œuvres représentées dans les collections assermentées. Je parlerai aussi d'art "brut et apparenté" (hors-les-normes, différencié, spontané, naïf, populaire, étonnant...) et même peut-être d'art "culturel" (contemporain ou de tous les temps), de cinéma, de photographie... Je parlerai enfin de choses embryonnaires, mêlées, de choses qui ne sont collectionnées par personne, et qui ne portent pas de nom.


*Avant l'inauguration de La Collection de L'Art Brut de Lausanne, Jean Dubuffet a coupé sa collection en deux : une partie correspondait à une critériologie très exigeante concernant l'asocialité des auteurs (l'art brut), et l'autre, baptisée "Neuve invention", était réservée à des auteurs "subversifs" (insérés, mais en porte-à-faux relativement à la Culture). Evidemment, au cas par cas, la frontière se trouble et perd en légitimité. En parallèle, Jean Dubuffet tenait à distinguer l'art brut des productions émanant des nouvelles pratiques d'art thérapie car selon lui, elles répondaient à une commande du personnel soignant, commande comparable à celle du marché et des institutions culturelle bien que sa visée et son résultat diffèrent. Mais aujourd'hui, les activités accueillies en "atelier protégé" apparaissent très hétérogènes, et derrière cette hétérogénéité se cachent des enjeux qui peuvent concerner l'art brut ou contemporain.