12/11/2019

_Non projet



Rares sont les spécialistes d'art brut qui ne font aucune référence à Jean Dubuffet, que ce soit pour s'en réclamer ou pour prendre leurs distances vis-à-vis de sa conception de l'art brut.

L'expression d'art brut qu'il a inventée serait d'ailleurs malheureuse, disent certains... Pourtant : si cette expression avait été dépourvue de toute efficacité sémantique nous l'aurions oubliée depuis belle lurette (celle d'"outsider art", nettement plus éloquente et acceptable, est un bien meilleur cheval). Mais il faut croire que Jean Dubuffet n'a pas fait que découvrir et nommer ce qu'on aurait pu découvrir et nommer comme on le voulait, sans qu'il précède toujours ce "on".

"L’ART QUI NE CONNAIT PAS SON NOM 
Une chanson que braille une fille en brossant l’escalier me bouleverse plus qu’une savante cantate. Chacun son goût. J’aime le peu. J’aime aussi l’embryonnaire, le mal façonné, l’imparfait, le mêlé. J’aime mieux les diamants bruts, dans leur gangue. Et avec crapauds !" 
DUBUFFET Jean, « Note pour les fins lettrés » (1945), Prospectus et tous écrits suivants, Gallimard, t. I, p. 88

L'art brut n'était pas encore qualifié de brut lorsque cette note fut rédigée. Le propre des œuvres d'art brut c'est d'ailleurs de commencer à exister sans s'appeler "œuvres d'art". Au commencement, elles existent dans un monde qui considère qu'elles ne méritent pas d'être appelées ainsi, pour mille raisons toutes plus mauvaises les unes que les autres - raisons que Jean Dubuffet avait dites "culturelles". 




Jean Dubuffet donne à ces œuvres d'art le nom de "diamants" au cas où l'art qu'il recherche serait comme les diamants, pour les yeux gourmands de ce qui brille. Mais plutôt que de les acheter chez un joaillier, il préfèrerait alors les trouver lui-même : ils sont donc "bruts", et les voici même dans leur "gangue", mêlé à qu'ils ne sont pas vraiment. La gangue, c'est la matière rocheuse qui entoure la pierre précieuse, tout ce magma dans lequel elle s'est formée ; elle nuit à sa reconnaissance, n'a aucune valeur économique et pèse son poids. C'est ce dont il faut débarrasser l'œuvre d'art pour qu'elle soit appréciée comme une telle, du point de vue de la Culture, comme le diamant sur la balance du joaillier. Voilà qui est clair.

La métaphore est donc lisible, et déjà joliment filée ; quel besoin Jean Dubuffet avait-il d'en rajouter un couche, avec ces "crapauds" ? On peut penser bien sûr que l'image de la gangue était trop pusillanime pour atteindre sa cible : le cœur faussement mal accroché des milieux présumés cultivés, que Dubuffet avait dans le collimateur. Celle des crapauds mal aimés le fait mieux. 

Il faut dire aussi qu'en deçà de la métaphore, ces diamants et leur gangue composaient un portait hautement minéral, sec et pétrifié de cet art qu'on finira par dire brut. Dans ce paysage, et une fois débarrassés des connotations négatives qui leur sont (très artificieusement) associées, les crapauds, sans plus rien représenter de bien défini, ne font jamais qu'être vivants. Ils sont simplement la part de vie, de "biologie" dont il est peut-être contreproductif de toujours priver l'art, la manière et la formule pour que chacun paraisse digne de son nom, aux yeux d'on ne sait plus qui. 

Tout cela étant dit : l'art brut, la gangue et les crapauds sont un point de départ. J'ai beaucoup de considération pour les frontières qu'en 1975, Jean Dubuffet avait fermement tracé autour de sa collection comme en travers d'elle*. Non seulement j'aime à les explorer, mais je pourrais aussi être complètement ailleurs. Je ne parlerai donc pas que d'"Art Brut" (avec majuscules), c'est-à-dire des œuvres représentées dans les collections assermentées. Je parlerai aussi d'art "brut et apparenté" (hors-les-normes, différencié, spontané, naïf, populaire, étonnant...) et même peut-être d'art "culturel" (contemporain ou de tous les temps), de cinéma, de photographie... Je parlerai enfin de choses embryonnaires, mêlées, de choses qui ne sont collectionnées par personne, et qui ne portent pas de nom.


*Avant l'inauguration de La Collection de L'Art Brut de Lausanne, Jean Dubuffet a coupé sa collection en deux : une partie correspondait à une critériologie très exigeante concernant l'asocialité des auteurs (l'art brut), et l'autre, baptisée "Neuve invention", était réservée à des auteurs "subversifs" (insérés, mais en porte-à-faux relativement à la Culture). Evidemment, au cas par cas, la frontière se trouble et perd en légitimité. En parallèle, Jean Dubuffet tenait à distinguer l'art brut des productions émanant des nouvelles pratiques d'art thérapie car selon lui, elles répondaient à une commande du personnel soignant, commande comparable à celle du marché et des institutions culturelle bien que sa visée et son résultat diffèrent. Mais aujourd'hui, les activités accueillies en "atelier protégé" apparaissent très hétérogènes, et derrière cette hétérogénéité se cachent des enjeux qui peuvent concerner l'art brut ou contemporain. 

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