22/08/2020

_Le gaillard Boiteux


À la fin du XVIIème siècle, le truculent Guillaume de Limoges était, à ce qu’il semble, connu comme le loup blanc pour les chansons qu’il entonnait et dont il vendait les paroles sous forme d’imprimés aux alentour du Pont-Neuf à Paris. Surnommé le "gaillard Boiteux", il fait l’objet de cet hommage (daté de 1693-95) par l'un des principaux graveurs d'interprétation du règne de Louis XIV, Gérard Audran - habitué à des sujets nettement plus classiques :

Voicy le portrait et l'éloge de ce chantre fameux
nommé Guillaume de Limoge autrement le gaillard Boiteux
source : Gallica

L’historienne de l’art Florence Gétreau a insisté sur le contexte juridique houleux de la production de cette image : les chanteurs populaires, les musiciens et compositeurs libéraux, les libraires ambulants et autres colporteurs - tels ce Guillaume de Limoges - étaient alors soumis à une législation spécifique. Leurs textes devaient être approuvés par le Lieutenant général de police avant d’être imprimés. 

Ce qui frappe dans cette gravure, c’est la présence, sur toute la surface du mur où Guillaume de Limoges est assis, d’une multitude de graffitis : ils confèrent à cette estampe de la fin du XVIIème une modernité surprenante. Ils représentent des silhouettes humaines, un peu zoomorphes pour certaines, dans des situations du quotidien, plus ou moins burlesques... Une belle occasion, pour le graveur très académique qu’était Gérard Audran, de débrider son dessin. Ces graffitis (forme d’expression libre et non homologuée) font aussi écho aux enjeux sous-jacents de cette estampe, concernant le contrôle de l’expression artistique et de sa divulgation. 

15/08/2020

_Le Culte des images avant l'iconoclasme


La traduction, par Philippe-Alain Michaud, d’un long article de l’historien de l’art d’origine allemande Ernst Kitzinger (1912-2003), d’abord paru en 1954 dans Dumbarton Oaks Papers 8 (p. 85-150) sous le titre "The Cult of Images in the Age before Iconoclasm" (Le Culte des images avant l’iconoclasme) a été publiée chez Macula en 2019. Le volume comprend aussi un florilège de textes sur lesquels Kitzinger s’est appuyé, une postface de Philippe-Alain Michaud ainsi que l’allocution prononcée par Hans Belting à Munich en 1985, qui permet de mieux appréhender le parcours et le travail d’Ernst Kitzinger. 

Issu d’une famille juive, Ernst Kitzinger était étudiant en histoire de l’art à l’université de Munich lors de la prise du pouvoir par les nazis en Allemagne. Dans l’urgence, il soutient une thèse sur la peinture romaine des VIIème et VIIIème siècle en 1934, avant de rejoindre l’Angleterre. Il travaille au British Museum pendant quelques années, jusqu’à son arrestation en tant qu’Allemand en 1940. Le Warburg Institute arrange sa libération l’année suivante. Il intègre alors le Dumbarton Oaks à Washinkton DC (où il rédige "The Cult of Images in the Age before Iconoclasm"), avant de devenir professeur à l’université d’Harvard en 1967. Héritier d’une tradition historienne de l’art allemande (Aloïs Riegl…) Kitzinger est resté un représentant de l’analyse stylistique ; mais à la différence de son directeur de thèse Wilhelm Pinder, il conçoit le style comme le produit de "contraintes extérieures", d’antagonismes et de migrations, et non comme un pur fait d’art, homogène et associé à l’esprit d’une communauté.

Ste Theodosia (sans date)
source : 
The Sinai Icon Collection
 
Dans Le Culte des images avant l’iconoclasme, Ernst Kitzinger montre que le conflit entre adversaires et défenseurs de l’image religieuse qui caractérise la période de l’iconoclasme byzantin (VIIIème - IXème siècles), plonge ses racines dans la période précédente. Son étude ouvre la voie à une histoire de l’art byzantin vue, non plus seulement comme une succession de phases pro- et anti-icônes, mais comme un entrelacement continu entre divers usages des images (pratiques individuelles privées et officielles, séculières ou cléricales), entre des réactions d’hostilité à ces usages et l’évolution d’une défense de l’image chrétienne — qui fait l’objet de formulations à l’écrit dès le IVème siècle.

Selon Ernst Kitzinger, il y a d’abord des pratiques (peu contrôlées, héritées du paganisme…) de l’image religieuse, pratiques qui précèdent toute justification théorique. Ces pratiques cultuelles, de dévotion, associées à des croyances en un pouvoir magique des images, s’intensifient jusqu’au règne de Léon III (premier empereur iconoclaste) parce que les autorités séculières y consentaient largement. Elles-mêmes avaient recourt à l’image religieuse, à travers les palladia (emblèmes…) ou leurs numismatiques, à l’instar de Justinien II qui fit frapper l’image du Christ sur sa monnaie. Elles affichaient ainsi leur subordination à un pouvoir transcendant, et c’est pourquoi, par la suite, la réaffirmation du pouvoir absolu de l’empereur sur terre deviendra un enjeu fondamental de l’iconoclasme.

Ces usages pré-iconoclastes de l’image religieuse rencontrent toutefois une hostilité antérieure au règne de Léon III, qui est plurielle : pour une part non-chrétienne, mais pour l’autre interne à la communauté chrétienne, émanant de partisans de la doctrine monophysique (selon laquelle le Christ n’est pas de nature humaine), ainsi que de clercs simplement soucieux de respecter le Second Commandement : "Tu ne te feras pas d’image […]". Ernst Kitzinger insiste sur ce dissensus latent au sein même du monde chrétien, dissensus que le décret du calife Yazid II — dirigé non pas spécifiquement contre l’imagerie chrétienne mais contre toute représentation de sujet animé — est parvenu à exacerber en 721. 

Ernst Kitzinger consacre une dernière partie de son étude à l’évolution de la défense de l’image chrétienne face aux réactions d’hostilité qu’inspirent ses usages dans les sphères privées et officielles. Cette défense passe par le récit d’histoires miraculeuses, dont on ne saurait dire s’il s’agit de fictions intentionnelles ou de l’expression sincère d’une croyance renforcée aux pouvoirs des images. Ce qui est certain, c’est qu’à même la trame de ces histoires, une théorie chrétienne des images se forme. Au fil de ces textes, Kitzinger observe un glissement entre une approche de l’image par sa fonction didactique et sa relation au public, et une autre, par sa substance et sa relation transcendante à son prototype. 

La première défense de l’image, arguant de sa valeur éducative auprès des illettrés, se repère chez les pères Cappadociens au IVème siècle. La conception de l’image comme réitération de l’Incarnation (l’image est à son prototype ce que le Christ est à Dieu) s’est élaborée ensuite. Le discours des apologètes pouvait même incorporer des tendances animistes ou se risquer à l’identification entre l’image et ce dont elle est l’image. Mais quoi qu’il en soit, l’image alors défendue n’était plus celle qui véhicule un message, ni désigne une vérité extérieure à elle mais celle qui s’ouvre à l’esprit saint pour qu’il y élise demeure, celle qui reflète la puissance divine par réfraction directe. Selon Kitzinger cette évolution aura un impact considérable sur le rapport de l’Eglise à ses icônes, et sur toute l’histoire de l’art. Il termine son article sur la nécessité d’examiner les images et monuments de la période pré-iconoclastes à la lumière de ces observations.