22/08/2020

_Le gaillard Boiteux


À la fin du XVIIème siècle, le truculent Guillaume de Limoges était, à ce qu’il semble, connu comme le loup blanc pour les chansons qu’il entonnait et dont il vendait les paroles sous forme d’imprimés aux alentour du Pont-Neuf à Paris. Surnommé le "gaillard Boiteux", il fait l’objet de cet hommage (daté de 1693-95) par l'un des principaux graveurs d'interprétation du règne de Louis XIV, Gérard Audran - habitué à des sujets nettement plus classiques :

Voicy le portrait et l'éloge de ce chantre fameux
nommé Guillaume de Limoge autrement le gaillard Boiteux
source : Gallica

L’historienne de l’art Florence Gétreau a insisté sur le contexte juridique houleux de la production de cette image : les chanteurs populaires, les musiciens et compositeurs libéraux, les libraires ambulants et autres colporteurs - tels ce Guillaume de Limoges - étaient alors soumis à une législation spécifique. Leurs textes devaient être approuvés par le Lieutenant général de police avant d’être imprimés. 

Ce qui frappe dans cette gravure, c’est la présence, sur toute la surface du mur où Guillaume de Limoges est assis, d’une multitude de graffitis : ils confèrent à cette estampe de la fin du XVIIème une modernité surprenante. Ils représentent des silhouettes humaines, un peu zoomorphes pour certaines, dans des situations du quotidien, plus ou moins burlesques... Une belle occasion, pour le graveur très académique qu’était Gérard Audran, de débrider son dessin. Ces graffitis (forme d’expression libre et non homologuée) font aussi écho aux enjeux sous-jacents de cette estampe, concernant le contrôle de l’expression artistique et de sa divulgation. 

15/08/2020

_Le Culte des images avant l'iconoclasme


La traduction, par Philippe-Alain Michaud, d’un long article de l’historien de l’art d’origine allemande Ernst Kitzinger (1912-2003), d’abord paru en 1954 dans Dumbarton Oaks Papers 8 (p. 85-150) sous le titre "The Cult of Images in the Age before Iconoclasm" (Le Culte des images avant l’iconoclasme) a été publiée chez Macula en 2019. Le volume comprend aussi un florilège de textes sur lesquels Kitzinger s’est appuyé, une postface de Philippe-Alain Michaud ainsi que l’allocution prononcée par Hans Belting à Munich en 1985, qui permet de mieux appréhender le parcours et le travail d’Ernst Kitzinger. 

Issu d’une famille juive, Ernst Kitzinger était étudiant en histoire de l’art à l’université de Munich lors de la prise du pouvoir par les nazis en Allemagne. Dans l’urgence, il soutient une thèse sur la peinture romaine des VIIème et VIIIème siècle en 1934, avant de rejoindre l’Angleterre. Il travaille au British Museum pendant quelques années, jusqu’à son arrestation en tant qu’Allemand en 1940. Le Warburg Institute arrange sa libération l’année suivante. Il intègre alors le Dumbarton Oaks à Washinkton DC (où il rédige "The Cult of Images in the Age before Iconoclasm"), avant de devenir professeur à l’université d’Harvard en 1967. Héritier d’une tradition historienne de l’art allemande (Aloïs Riegl…) Kitzinger est resté un représentant de l’analyse stylistique ; mais à la différence de son directeur de thèse Wilhelm Pinder, il conçoit le style comme le produit de "contraintes extérieures", d’antagonismes et de migrations, et non comme un pur fait d’art, homogène et associé à l’esprit d’une communauté.

Ste Theodosia (sans date)
source : 
The Sinai Icon Collection
 
Dans Le Culte des images avant l’iconoclasme, Ernst Kitzinger montre que le conflit entre adversaires et défenseurs de l’image religieuse qui caractérise la période de l’iconoclasme byzantin (VIIIème - IXème siècles), plonge ses racines dans la période précédente. Son étude ouvre la voie à une histoire de l’art byzantin vue, non plus seulement comme une succession de phases pro- et anti-icônes, mais comme un entrelacement continu entre divers usages des images (pratiques individuelles privées et officielles, séculières ou cléricales), entre des réactions d’hostilité à ces usages et l’évolution d’une défense de l’image chrétienne — qui fait l’objet de formulations à l’écrit dès le IVème siècle.

Selon Ernst Kitzinger, il y a d’abord des pratiques (peu contrôlées, héritées du paganisme…) de l’image religieuse, pratiques qui précèdent toute justification théorique. Ces pratiques cultuelles, de dévotion, associées à des croyances en un pouvoir magique des images, s’intensifient jusqu’au règne de Léon III (premier empereur iconoclaste) parce que les autorités séculières y consentaient largement. Elles-mêmes avaient recourt à l’image religieuse, à travers les palladia (emblèmes…) ou leurs numismatiques, à l’instar de Justinien II qui fit frapper l’image du Christ sur sa monnaie. Elles affichaient ainsi leur subordination à un pouvoir transcendant, et c’est pourquoi, par la suite, la réaffirmation du pouvoir absolu de l’empereur sur terre deviendra un enjeu fondamental de l’iconoclasme.

Ces usages pré-iconoclastes de l’image religieuse rencontrent toutefois une hostilité antérieure au règne de Léon III, qui est plurielle : pour une part non-chrétienne, mais pour l’autre interne à la communauté chrétienne, émanant de partisans de la doctrine monophysique (selon laquelle le Christ n’est pas de nature humaine), ainsi que de clercs simplement soucieux de respecter le Second Commandement : "Tu ne te feras pas d’image […]". Ernst Kitzinger insiste sur ce dissensus latent au sein même du monde chrétien, dissensus que le décret du calife Yazid II — dirigé non pas spécifiquement contre l’imagerie chrétienne mais contre toute représentation de sujet animé — est parvenu à exacerber en 721. 

Ernst Kitzinger consacre une dernière partie de son étude à l’évolution de la défense de l’image chrétienne face aux réactions d’hostilité qu’inspirent ses usages dans les sphères privées et officielles. Cette défense passe par le récit d’histoires miraculeuses, dont on ne saurait dire s’il s’agit de fictions intentionnelles ou de l’expression sincère d’une croyance renforcée aux pouvoirs des images. Ce qui est certain, c’est qu’à même la trame de ces histoires, une théorie chrétienne des images se forme. Au fil de ces textes, Kitzinger observe un glissement entre une approche de l’image par sa fonction didactique et sa relation au public, et une autre, par sa substance et sa relation transcendante à son prototype. 

La première défense de l’image, arguant de sa valeur éducative auprès des illettrés, se repère chez les pères Cappadociens au IVème siècle. La conception de l’image comme réitération de l’Incarnation (l’image est à son prototype ce que le Christ est à Dieu) s’est élaborée ensuite. Le discours des apologètes pouvait même incorporer des tendances animistes ou se risquer à l’identification entre l’image et ce dont elle est l’image. Mais quoi qu’il en soit, l’image alors défendue n’était plus celle qui véhicule un message, ni désigne une vérité extérieure à elle mais celle qui s’ouvre à l’esprit saint pour qu’il y élise demeure, celle qui reflète la puissance divine par réfraction directe. Selon Kitzinger cette évolution aura un impact considérable sur le rapport de l’Eglise à ses icônes, et sur toute l’histoire de l’art. Il termine son article sur la nécessité d’examiner les images et monuments de la période pré-iconoclastes à la lumière de ces observations.

15/07/2020

_Robes attribuées


Jeanne Laporte-Fromage (1893-1956) : c'est le nom de la créatrice de la Robe de Bonneval que le travail de l'historienne de l'art Marie Jeannet (diplômée de l'Université de Lausanne) a permis de révéler. 


La Robe de Bonneval
crédit photo : Velvet

Internée à l'asile de Bonneval - aujourd'hui "Centre hospitalier Henry Ey" (Eure-et-Loir) - à partir de 1929, Jeanne Laporte-Fromage apprend le décès de son mari en 1937. Couturière de métier, elle entreprend alors la confection de ce vêtement à partir de morceaux d'étoffes et de fils glanés dans l'hôpital. Elle confère à son ouvrage des vertus magiques : cette parure devait lui permettre de rejoindre son époux dans l'au-delà. La Robe de Bonneval est conservée au LaM, à Villeneuve d'Ascq. 

L'identification de cette artiste vient quelques mois après celle de la créatrice d'une autre célèbre robe de l'art brut, La Robe de la Reine conservée au musée de la Serhep (société d'étude et de recherche historiques en psychiatrie) : Marie Vitiello. 

La Robe de la Reine
crédit photo : Chantal Potard

(Re-)découverte grâce au travail de conservation et de documentation mené autour de la Robe de la Reine par Anne-Marie Garnier Bothorel (directrice du GIP-IFITS, institut de formation interhospitalier Théodore Simon de 1979 à 2012), puis par Agnès Berthomieux et Bernadette Chevillion, l'identité de Marie Vitiello a récemment été publiée (notamment par le GHU Groupe Hospitalier Universitaire Paris psychiatrie & neurosciences). Les recherches autour de sa biographie et de son œuvre sont en cours.

En mai 2019, Bernadette Chevillion et Baptiste Brun ont donné une communication à deux voix à l'EPSM de Lille Métropole, à propos de cette robe et des problématiques liées à l'anonymat des "objets crées en milieu psychiatrique". 

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POST SCRIPTUM : 


La Robe de Madge Gill (1882-1961)
robe brodée de fils de coton mercerisé et de laine enrichie de voiles de coton
haut. 93 cm
Collection de l'Art Brut, Lausanne
La Robe de Marguerite Sirvins 
robe de dentelle réalisée à l'aiguille entre 1944 et 1955 
haut. 95 cm
Collection de l'art brut, Lausanne




14/06/2020

_Les folies du prince Palagonia


"Un rien qui veut être compté pour quelque chose" : c'est ainsi que Wolfgang von Goethe définit l'absurde, dès lors qu'"avec le plus grand amour de la vérité", dit-il, quiconque voudrait s'en faire une idée. Cette réflexion intervient en introduction d'un compte-rendu (reproduit au pied cet article, en vert) de sa visite de la Villa Palagonia, célèbre demeure sicilienne qui doit sa notoriété aux sculptures grotesques, ornements et mobiliers insensés que Francesco Ferdinando II Gravina, prince héritier de Palagonia, y rassembla à partir de 1749. Le jugement de Goethe est bien sévère, mais son texte n'est pas rien (Goethe aurait aussi pu ne pas écrire sur tout cela si vraiment, il n'y voyait aucun sens) et ne s'arrête pas à cela ; quelques "riens" parviennent effectivement à y compter pour quelque chose. Plus encore que de ces choses de rien, ce texte témoigne d'un certain regard qui leur permet d'importer. Nous sommes en 1787. 

La Villa Palagonia est construite en au début du XVIIème siècle selon les plans du moine architecte Tommaso Maria Napoli. Cette bâtisse est l’un des premiers exemples du baroque sicilien en architecture. Des statues de nains, gnomes, musiciens, polichinelles, mendiantes, chevaux, ânes, êtres hybrides, reptiliens et autres figures bicéphales s'accumulent dans le jardin de la Villa, longent ses murs, se hissent au dessus des porches dont elles inquiètent la verticalité du fait de leur allure torve. À en croire le témoignage de Goethe, l'intérieur du Palais était meublé de la plus extravagante des façons. Le philosophe évoque des chaises bancales ou à l'assise cloutée, des "candélabres" (luminaires) composés de pièces de vaisselle de porcelaine assemblées, ainsi qu'une chapelle emplie de bondieuseries farfelues. 





sources des images :
https://www.youtube.com/playlist?list=PLnAFD5OrIhmlEegP1wLf2DW7IQzNQy7Nr


« L'art n'a rien à faire dans une pareille débauche d’imagination : palais, cours, jardin, tout cela est d'un goût détestable, et ressemble à une maison bâtie par une colonie de fous », tranchera plus tard (en 1842) Alexandre Dumas. La critique de Goethe n'était pas plus indulgente : "le possesseur actuel [...] permet la plus libre carrière à son goût et à sa passion pour les formes laides, monstrueuses, et on lui fait beaucoup trop d’honneur en lui accordant seulement une étincelle d’imagination." Remarquons qu'indépendamment de la question de savoir si la Villa Palagonia et son décorum relèvent, oui ou non, de l'art, Goethe disait, en vérité, l'exact inverse de Dumas : il n'y avait pas "débauche", mais absence d'imagination selon lui. Par ailleurs, Goethe ne pose pas en son nom propre la question de l'art. La seule, et bien timide intervention de cette notion dans son texte passe par la mention d'un tiers : l’architecte et paysagiste Christoph Heinrich Kniep qui l'accompagne et dont, dit Goethe, "le sens artiste était révolté dans cette maison d’aliénés". 

À la fin de son compte-rendu, Goethe prend le temps de décrire deux objets. L'un est choisi par lui-même : il s'agit d'un crucifix fixé au plafond, au nombril duquel pend un dévot, "peinturé et verni, comme toutes les autres images de l’église", au bout d'une chaine. La description est relativement détaillée. On pourrait se dire que Goethe a choisi de retenir cet objet plutôt qu'un autre parmi tout le bric-à-brac amoncelé dans cette chapelle, car il "représente" la bigoterie caricaturale de son propriétaire et condenserait à lui seul l'unique signification à accorder à l'ensemble de la Villa Palagonia. 

Mais voilà que le compagnon de Goethe, Kniep, qui pourtant s'agaçait de tout ce désordre autour de lui, accepte à son tour de prêter une attention plus soutenue à un élément de l'ensemble, un groupe de sculptures : "une femme à tête de cheval, assise sur une chaise et jouant aux cartes avec un cavalier dont le corps est vêtu à la vieille mode, et dont la tête de griffon est parée d’une grande perruque surmontée d’une couronne". Pourquoi accepte-t-il de dessiner ceci plutôt qu'autre chose – ce qui a pour conséquence de le faire "compter" parmi les éléments décrit par Goethe dans ce texte – ? Parce que cet ensemble de sculpture était "le seul qui offrît du moins une sorte de tableau"... Mais le "tableau" en question n'a pas d'autre rapport bien établi avec le précédent (il n'est pas du tout question de religion chrétienne) et tend à brouiller les pistes. Il fallait peut-être, simplement, que chaque protagoniste retienne quelque chose, fût-ce un "rien", de cette aventure. 

Pour finir, Goethe précise que la femme à tête de cheval dessinée par Kniep se retrouve sur les armes de la maison Palagonia. Cette figure y fait face à un satyre, qui lui tend un miroir. Décidément, d'étonnantes ramifications se tissent à partir d'un rien, sitôt qu'on prend le temps de le décrire. Incidemment ce satyre et le thème de la réflexivité qui surgissent, comme par hasard, dans les dernières lignes du texte de Goethe me laissent bien songeuse... Goethe était disposé à l'ironie, qu'il perçoit non pas tant comme une manière de moquerie satirique (le satyre est, ici, armé d'un miroir...) mais comme une habileté à se mettre "au clair sur les rapports que notre esprit et ses concepts ont avec les objets naturels" dont on parle, comme il l'explique dans l'Avant-propos de son Traité des couleurs. Façon de dire qu'il décrit bien sa propre manière de voir et de penser en même temps qu'il décrit quelque chose, qu'il s'agisse de couleurs, ou de la Villa Palagonia. 

"Tout regard attentif porté sur le monde théorétise" :




  • P.S. 1 : Beaucoup des éléments mobiliers décrit par Goethe ont aujourd'hui disparu. Sur la plateforme Youtube, une internaute pseudonymé lacaffeldt a déposé une série de vidéos qu'elle a tournées dans la Villa ; je les conseille, pour l'expérience, en dépit de (plutôt même en raison de) leur qualité non professionnelle. On y voit beaucoup de choses de la Villa Palagonia (sculptures, bas-reliefs...), mais pas seulement ; on y perçoit un regard, étonné, tantôt précipité, tantôt subjugué, une respiration, une sensibilité. cliquer > ICI pour les visionner – il s'agit de la source de toutes les images illustrant cet article. 



  • P.S. 2 : ... d'autres liens : 
- Les miroirs de la villa Palagonia, de Didier Laroque > ICI 
- L’ironie et le symbole de Bernard Franco > ICI

  • P.S. 3 : Goethe, Voyage en Italie, (1819)  sur Wikisource > ICI 

Palerme, lundi 9 avril 1787. 

Les folies du prince Pallagonia [sic] nous ont occupés tout le jour. Et ces folies se sont trouvées tout autres que les récits et la lecture ne nous les avaient représentées. Car, avec le plus grand amour de la vérité, celui qui doit rendre compte de l’absurde est toujours embarrassé. Il veut en donner une idée, et par là il lui donne quelque valeur, tandis qu’à vrai dire, c’est un rien qui veut être compté pour quelque chose. Je dois ajouter d’abord une autre réflexion générale, c’est que ni l’œuvre du plus mauvais goût, ni la plus excellente, ne proviennent immédiatement d’un seul homme, d’une seule époque, et qu’avec quelque attention on peut assigner à l’une et à l’autre une généalogie. La fameuse fontaine de Palerme doit être rangée parmi les ancêtres de la démence pallagonienne. Seulement la fontaine est ici sur son propre terrain, et se produit dans la plus grande liberté. Je veux chercher à développer cette filiation. 

Si, dans ces contrées, un château de plaisance est situé plus ou moins au milieu du domaine et que, pour arriver à la demeure seigneuriale, il faille passer à travers des terres labourées, des jardins potagers et d’autres établissements utiles d’exploitation rurale, en cela, les méridionaux se montrent meilleurs ménagers que les gens du Nord, qui sacrifient souvent à l’établissement d’un parc une grande étendue de sol fertile, pour flatter la vue avec de stériles buissons. Dans le Midi, au contraire, on élève deux murs, entre lesquels on arrive au château sans apercevoir ce qui se trouve à droite et à gauche. Cette avenue commence d’ordinaire par un grand portail ou même par un passage voûté, et finit dans la cour du château. Or, afin que l’œil trouve entre les murs de quoi se satisfaire, ils sont courbés en dehors, ornés de volutes et de piédestaux, sur lesquels çà et là peut se dresser un vase ; les faces sont ravalées, divisées en compartiments et peinturées. La cour du château forme un rond de maisons d’un étage, où demeurent les valets et les ouvriers ; le château élève sur le tout son imposante masse carrée. Telle est la disposition traditionnelle, comme elle a existé probablement jusqu’au temps où le père du prince bâtit le château dans un goût qui, s’il n’était pas des meilleurs, était du moins supportable. Mais le possesseur actuel, sans renoncer à ces traits généraux, permet la plus libre carrière à son goût et à sa passion pour les formes laides, monstrueuses, et on lui fait beaucoup trop d’honneur en lui accordant seulement une étincelle d’imagination. 

Nous entrons donc dans la grande salle, qui commence à la limite du domaine, et nous trouvons un octogone très-haut pour sa largeur. Quatre géants énormes, en guêtres modernes, boutonnées, soutiennent la corniche, sur laquelle, vis-à-vis de l’entrée, plane la sainte Trinité. L’avenue qui mène au château est plus large que d’ordinaire, le mur est changé en un socle élevé et continu sur lequel des bases remarquables supportent des groupes étranges, et, dans l’intervalle de l’un à l’autre, s’élèvent des vases nombreux. Ces monstruosités, fabriquées à la hâte par les plus vulgaires tailleurs de pierre, sont d’autant plus choquantes qu’elles sont faites du tuf coquillier le plus tendre. Toutefois une meilleure matière ne rendrait que plus frappante l’indignité de la forme. J’ai parlé de groupes : c’était me servir d’une expression fausse et impropre, car ces juxtapositions ne sont nées ni d’aucune sorte de réflexion ni même du caprice, elles sont plutôt entassées au hasard. Trois groupes forment chaque fois la décoration d’un de ces piédestaux carrés, leurs bases étant disposées de telle sorte que toutes ensemble, dans des positions diverses, remplissent l’espace quadrangulaire. Le groupe principal consiste ordinairement en deux figures, et sa base occupe la plus grande partie de la face antérieure du piédestal. Ce sont le plus souvent des monstres à figure d’hommes ou d’animaux. Pour remplir l’espace postérieur du piédestal, il faut encore deux groupes : celui de grandeur moyenne représente ordinairement un berger ou une bergère, un cavalier ou une dame, un singe ou un chien dansant. Mais il reste encore un vide sur le piédestal : il est rempli le plus souvent par un nain, car cette race joue partout un grand rôle dans les plaisanteries insipides. 

Mais, pour donner au complet les éléments de l’extravagance du prince Pallagonia, nous en dresserons le catalogue. Créatures humaines : mendiants, mendiantes, Espagnols, Espagnoles, Maures, Turcs, bossus, gens contrefaits de toute sorte, nains, musiciens, polichinelles, soldats costumés à l’antique, dieux, déesses, gens habillés à l’ancienne mode française, soldats en guêtres, portant gibernes, mythologie avec des additions burlesques, Achille et Chiron avec Polichinelle. Animaux : figures incomplètes, cheval avec des mains, tête de cheval sur un corps humain, singes défigurés, dragons et serpents en nombre ; toute espèce de pattes à des figures de tout genre, doublements, permutations de têtes. Vases : toute sorte de monstres et d’ornements qui se terminent par en bas en ventres de vases et en socles. 

Qu’on se représente ces figures exécutées par centaines, dépourvues de sens et d’esprit, rassemblées sans choix et sans dessein ; qu’on se figure ces socles, ces piédestaux et ces monstres alignés à perte de vue, on partagera l’impression pénible dont chacun doit être saisi, lorsqu’il est poussé à travers ces verges de la folie. 

Nous approchons du château, et une avant-cour demi-circulaire nous ouvre ses bras : le mur principal, en face, dans lequel est pratiquée la porte d’entrée, est construit comme une forteresse. Nous y voyons une figure égyptienne enchâssée dans le mur, un jet d’eau sans eau, un monument, des vases dispersés alentour, des statues qu’on a couchées sur le nez. Nous entrons dans la cour du château, et nous trouvons le rond traditionnel, entouré de petits bâtiments, et formant dans son contour des demi-cercles plus petits, afin que la diversité ne manque pas. Le sol est en grande partie gazonné. Il s’y trouve, comme dans un cimetière dégradé, des vases de marbre bizarrement contournés, qui proviennent du père ; des nains et d’autres monstruosités d’une époque plus récente, jetés pèle mêle sans avoir pu jusqu’à ce jour trouver une place. On passe même devant un berceau tout rempli d’anciens vases et d’autres pierres contournées. Mais l’absurdité de ce mauvais goût se montre au plus haut degré en ce que les corniches des petits bâtiments sont inclinées d’un côté ou de l’autre, en sorte que le sentiment du niveau et de la ligne verticale, qui est une loi de l’intelligence humaine et la base de toute eurhythmie, est blessé et froissé en nous. Et toutes ces toitures sont bordées à la file d’hydres et de petits bustes de singes musiciens et de folies pareilles. Les dragons alternent avec les dieux ; un Atlas, au lieu de la voûte du ciel, porte sur le dos une futaille. 

Si l’on croit échapper à tout cela dans le château, bâti par le père, et qui offre un aspect relativement raisonnable, on trouve, un peu en avant de la porte, une tête d’empereur romain, couronnée de lauriers, posée sur un corps de nain, qui est assis sur un dauphin. Dans le château même, dont l’extérieur fait attendre un intérieur passable, la fièvre du prince recommence à extravaguer. Les pieds des chaises sont sciés inégalement, en sorte que personne ne peut s’asseoir, et le concierge invite les visiteurs à se défier des sièges solides, parce que sous leurs coussins de velours ils cachent des épines. Dans les angles sont des candélabres en porcelaine de Chine, qui, observés de plus près, sont composés de tasses, de coupes, de soucoupes et autres pièces cimentées ensemble. Pas un coin où ne se montre quelque caprice. Et même la vue admirable de la mer, par-dessus les promontoires, est gâtée par des vitraux coloriés qui, par un ton faux, refroidissent ou embrasent la contrée. Je dois citer encore un cabinet lambrissé de vieux cadres dorés, taillés pour être ajustés ensemble. Là toutes les mille formes de ciselure, toutes les différentes dégradations de dorures vieilles ou nouvelles, plus ou moins poudreuses et endommagées, se pressent les unes contre les autres, couvrent toutes les murailles, et donnent l’idée d’une boutique de bric-à-brac. 

Il faudrait un volume pour décrire la chapelle seulement. On y trouve la clef de toute cette extravagance, qui ne pouvait pulluler à ce point que dans un esprit bigot. Je laisse à penser toutes les grossières images d’une dévotion déréglée qui peuvent se trouver là, mais je ne passerai pas le meilleur sous silence. On voit fixé au plafond un crucifix sculpté assez grand, ayant les couleurs de la nature, verni, avec de la dorure entremêlée. Dans le nombril du crucifix est vissé un crochet ; à ce crochet est suspendue une chaîne fixée à la tête d’un adorateur agenouillé, qui flotte dans l’air, et qui, peinturé et verni, comme toutes les autres images de l’église, doit présenter un emblème de l’incessante dévotion du seigneur châtelain. Au reste le palais n’est pas terminé : une grande salle, établie par le père, et dont la décoration riche, variée, n’est pas d’un effet désagréable, est inachevée ; car la vaste folie du maître ne peut venir à bout de ses extravagances. 

Kniep, dont le sens artiste était révolté dans cette maison d’aliénés, s’est montré impatient pour la première fois : il m’a entraîné comme je cherchais à me représenter et à noter en détail les éléments de cette absurde création. Toutefois il a bien voulu à la fin dessiner un des groupes, le seul qui offrît du moins une sorte de tableau. Il représente une femme à tête de cheval, assise sur une chaise et jouant aux cartes avec un cavalier dont le corps est vêtu à la vieille mode, et dont la tête de griffon est parée d’une grande perruque surmontée d’une couronne. Cela rappelle les armes de la maison Pallagonia, qui sont encore bien étranges après toutes ces folies : un satyre présente le miroir à une femme à tête de cheval. 






01/03/2020

_Franz Sch.


Franz Sch. (1898-1977) est dessinateur industriel pour l'usine de machines Sulzer (*) à Winterthour. Il quitte son entreprise en 1927, fait deux courts séjours à la la clinique psychiatrique de Münsterlingen puis y demeure définitivement, à partir de 1942. C'est là qu'il réalise les 200 pièces (encres sur papier) qui composent son œuvre : des plans et élévations consacrés à son Utopie. Cette œuvre a d'abord attiré l'attention du psychiatre Roland Kuhn qui a prononcé une conférence à son propos en 1951 ; elle est aujourd'hui conservée aux archives du canton de Thurgovie, en Suisse. Elle est récemment sortie de l'ombre grâce à un travail de recensement des collections d'œuvres de patients des hôpitaux psychiatriques suisses coordonné par l'historienne de l'art Katrin Luchsinger, professeur à l'université de Zurich (travail qui a permis l'exposition itinérante Extraordinaire !). Katrin Luchsinger a consacré un texte à Franz Sch. : "Franz Sch. : Utopia" in [collectif], Auf der Seeseite der Kunst (2014), p. 93-107. 

    

L'utopie de Franz Sch. est une cité idéale, paisible et paneuropéenne, où commerce, industrie, éducation et culture se développeraient en harmonie. On pense à d'autres utopies urbaines... peut-être serions-nous, dans l'esprit de Franz Sch., quelque part entre le phalanstère de Charles Fourier (1829) et la cité industrielle de Tony Garnier (1917). Il faudrait aussi appréhender l'ensemble à l'aune d'un contexte général et plus immédiat, que l'auteur - suisse, interné au beau milieu de la Seconde guerre mondiale - n'ignorait probablement pas. La Suisse n'a jamais été occupée entre 1939 et 1945 ; ses montagnes on contribué à l'en protéger. Cernée de pays en guerre, elle a cependant éprouvé les répercussions du conflit international sur les plans économiques et sociaux. Ce contexte pourrait nous éclairer, quant au registre de l'architecture défensive (citadelles, enceintes...) dans lequel Franz Sch. puise assez ouvertement.




Mon attention est retenue par la répartition du matériau lisible autour de ces croquis. Franz Sch. peut écrire dans les quatre directions possibles sur ses pages, depuis la gauche, la droite, le haut et le bas (cf. le cas spectaculaire, reproduit ci-dessus). Une raison à cela pourrait être d'ordre pratique et matériel : il s'agirait de densifier l'information pour économiser du papier (au détriment du confort de lecture). On devine, à ce niveau, un certain souci de l'efficacité (spatiale) que l'auteur aurait peut-être hérité de ses activités dans le secteur de l'ingénierie mécanique. Ce qui est certain, c'est que Franz Sch. a tourné sa feuille devant lui pour y répartir ses titres, légendes et commentaires ; il a mis en œuvre, au niveau concret, la bascule à 90° propre à l'exercice du géométral - opérateur qu'il fait par ailleurs fonctionner mentalement, pour passer du "plan" à l'"élévation", entre deux dessins. À la faveur de cette disposition de l'écrit autour des objets architecturaux de Franz Sch., la vision géométrale dont ils émanent, l'œil rotatoire qui les encercle, est ainsi très incarné.

Sources des images : TAGBLATT - GALERIE THURGAU - MUSEUM IN LAGERHAUS 

(*) La firme SULZER, fondée à Winterthour en 1834, s'est spécialisée dans la fabrication d'équipement à pompes et d'équipement rotatifs (moteurs à vapeur, puis moteurs diesels...)
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POST SCRIPTUM : 

Moteur à vapeur à distribution par soupapes de la firme SULZER
carte postale munichoise, v. 1920

24/02/2020

_L'œil ailé



Les textes des intervenants de la journée d'étude "Michel Nedjar : regard sur le cinéma" organisée au LaM par Corinne Barbant et Géraldine Sfez, ont été publiés sur Déméter, la revue du CEAC - Centre d'étude des arts contemporains.
À l'occasion de cette journée, j'avais présenté une réflexion sur l'"œil" qui opère chez le cinéaste, comme chez le plasticien et le collectionneur qu'est aussi Nedjar. Pour ce faire, je m'étais appuyée sur l'examen de trois œuvres en particulier.

1.  2.  3. 

1. Du côté du cinéaste :
NEDJAR Michel, Ailes, 1979, Super 8, couleur, sonore, 15' 00
N.B. : Le film est conservé au Centre Pompidou. Il est numérisé, et peut être visionné en ligne grâce au travail de l'association Lightcone, ici ›

2. Du côté du plasticien : 
NEDJAR Michel, Personnages et animaux, avant 1994, Gouache sur carton, 48,7 x 26 cm

3. Du côté du collectionneur :
DARGER Henry, Bobine, avant 1973, Ficelle.

Ces œuvres de Michel Nedjar et d'Henry Darger sont conservées au LaM - Lille métropole musée d'art moderne, d'art contemporain et d'art brut, ici ›

Voici mon texte :

18/02/2020

_Michel Ragon



« Peintre, artisan villageois nullement prolétarien, esthète en tablier de cuir fleurant l’odeur du cheval, Gaston Chaissac, primitif, indépendant, d’une imagination colorée et luxuriante, est un artiste plus proche des sources d’expression populaire que nombre d’ouvriéristes déclamatoires et bornés. »
Ainsi s'exprimait Michel Ragon (1) à propos de Gaston Chaissac dans la revue Maintenant n°4, parue en novembre 1946. Si ce court texte est notable parmi son œuvre critique et historienne de l'art, par ailleurs monumentale, ce n'est pas seulement parce qu'il concerne un artiste apparenté à l'art brut. C'est aussi parce qu'il s'agit du premier texte que Michel Ragon, alors âgé de 22 ans, publie sur l'art (non-brut inclus). S'ensuit sa longue correspondance avec Chaissac - qui l'appelle, dans une lettre du 15 janvier 1949, son "cher chérubin épiphaniste (2)". 

Michel Ragon, né en 1924, militant anarchiste, collaborateur de la revue "Cimaise", critique et historien de l'art, de l'architecture et de la littérature, est mort le 14 février 2020. 

Michel Ragon, quai Malaquais, 1955
source : http://www.michelragon.fr/biographie-1945-1956/


(1) ACA sur Michel Ragon ›

(2) cf. "Manifeste de l'épiphanisme" in revue Arts du 19 mars 1948, signé par 16 personnes - dont Michel Ragon - réunies autour de la pensée d'Henri Perruchot : "L’épiphanisme exprime une volonté d’évasion hors de ces philosophies du désespoir qui ont cours aujourd'hui, et que l’épiphanisme considère comme des témoignages aigus sans doute, mais d’un enseignement provisoire et n’apportant, du reste, aucune solution au problème de l’homme".

14/02/2020

_L'inconscient esthétique



Œdipe et la sphinge
Relevé des figures d'une amphore attique, 1814
Source  : GALLICA


Lorsque L'inconscient esthétique est publié, en 2001, Jacques Rancière a déjà écrit plusieurs ouvrages sur la politique, l'histoire et la parole. 

La philosophie qu'il développe depuis La leçon d'Athusser (1974) et La nuit des prolétaires (1981), est fondée sur un principe d'égalité - je dis bien "principe" : il ne s'agit pas d'une nouvelle définition théorique de l'égalité, mais d'une pensée élaborée à partir d'une adhésion au présupposé (principe, donc) d'égalité des intelligences.






L'inconscient esthétique fait partie des premiers ouvrages de Rancière concernant les arts - on peut citer, avant lui, l'important Partage du sensible (2000) et ces deux textes touchant plus particulièrement au cinéma : Arrêt sur histoire (1995) et La Fable cinématographique (2001). L'inconscient esthétique a ceci de particulier qu'il met en relation l'esthétique et la psychanalyse - dont Jacques Rancière ne parle pas souvent ailleurs. 

Au cours de son entretien avec Laurent Jeanpierre et Dork Zabunyan publié sous le titre La méthode de l'égalité (2012) Jacques Rancière évoque ses premiers rapports avec la psychanalyse dans les années 1960. Il faut insister sur le contexte : c'est celui du structuralisme, auquel appartient à la fois Althusser dont Rancière suit l'enseignement, et Jacques Lacan - c.f. les séminaires. La psychanalyse telle que Rancière l'a connue se présentait comme un savoir tout à l'image de la théorie de l'idéologie en philosophie politique, relatif "au fait que les gens sont ignorants et ne savent pas qu'ils sont ignorants (ME - p. 184)". Or, dès l'expérience de 1968 Jacques Rancière prend ses distances avec ces théories fondées sur ce principe de méconnaissance, cette science qui se voit comme l'arme absolue contre l'aliénation et les effets de la domination (c'est l'objet de son ouvrage, La leçon d'Althusser). Mais plus tard, Rancière découvre une affinité entre la position du pédagogue Jacotot qu'il étudie dans  Le maître ignorant (1987) et une position de psychanalyste, et ce à la faveur de son lectorat puisque Le maitre ignorant a été lu par des psychanalystes. C'est donc au niveau de l'expérience de la séance analytique que cela se joue : une maîtrise ignorante advient, partant d'une dissociation entre l'effet de maîtrise et l'effet de savoir (l'analyste est supposé savoir mais en fait, il ne sait rien). Pour autant, Rancière remarque que l'idée globale propagée autour de la psychanalyse aujourd'hui voudrait encore qu'elle soit une science de ce que qui est ignoré - l'inconscient étant conçu comme ce qui est ignoré.

Dans L'inconscient esthétique, Rancière souligne que Freud - sans chercher à rabattre tout fait artistique sur l'économie sexuelle des pulsions comme on le prétend souvent - attend de l'art qu'il témoigne "positivement en faveur de la rationalité profonde de la fantaisie", qu'il appuie "une science qui prétend d'une certaine façon, remettre la fantaisie, la poésie et la mythologie au cœur de la rationalité scientifique (p. 47) " - ce qui apparaîtrait évidemment comme un point de désaccord entre l'esthétique et la psychanalyse freudienne puisque la première ne prétend pas étudier des faits rationnels. Mais Rancière met aussi en avant une relation de complicité entre esthétique et psychanalyse. Avant d'entrer dans le détail, il faut dire que L'inconscient esthétique n'est pas une critique du discours psychanalytique sur l'art du point de vue de l'esthétique en tant que discipline - d'ailleurs, Rancière ne parle de l'interprétation des œuvres d'art par Freud qu'au troisième tiers de son essai. 

Tout d'abord, il faut savoir que pour Jacques Rancière, l'esthétique n'est pas le nom d'une discipline qui aurait en propre de s'occuper de l'art. L'esthétique est pour lui un certain régime de l'art et de la pensée.  "Esthétique désigne un mode de pensée qui se déploie à propos des choses de l'art et s'attache à dire en quoi elles sont des choses de pensée. Plus fondamentalement, c'est un régime historique spécifique de pensée de l'art, une idée de la pensée selon laquelle les choses de l'art sont des choses de pensée (p. 12)". Ce régime est historique au sens où il pourrait correspondre à ce qu'on appelle aussi la modernité ; Jacques Rancière le voit poindre avec le "véritable Homère" de Vico (1744), le "génie" kantien (1790) ou encore l'"état esthétique" de Schiller  (1795)... et s'installer au XIXème siècle autour de Gustave Courbet, Stephane Mallarmé puis des arts mécaniquement reproductibles (photographie et cinéma). Mais le régime esthétique peut coexister avec d'autres régimes, plus anciens, qui n'ont pas disparu (il y a aussi le régime éthique - platonicien - , et le régime représentatif - classique - : Rancière décrit ces différents régimes dans Le partage du sensible). Entre l'esthétique, ainsi définie comme régime historique, et la psychanalyse (née entre 1881 et 1905), une relation de contemporanéité peut être soulignée. 

Dans L'inconscient esthétique, Rancière défend l'hypothèse selon laquelle le régime esthétique a rendu possible la théorie freudienne de l'inconscient et sa formulation. En effet l'idée, immanente à ce régime, de la pensée, agrée l'existence de son mode inconscient. 

L'hypothèse de Rancière n'est pas immédiatement fondée sur une lecture des interprétations freudiennes ou plus généralement, psychanalytique d'œuvres d'art, mais d'abord sur un examen du corpus des œuvres que Freud a choisi d'étudier, à commencer par la tragédie de Sophocle, Œdipe roi. Il existe plusieurs versions de l'histoire d'Œdipe - celle  de Corneille en 1659, ou de Voltaire en 1718 - mais Freud prend bien soin de préciser, dans l'Interprétation du rêve, qu'il se réfère précisément "à la légende d’Œdipe Roi et au drame de Sophocle qui porte ce titre". Les premières représentations de ce drame remontent à 425 av. JC. Freud est pourtant bien dans son temps, héritier direct d'une histoire culturelle germanophone importante, d'un siècle du romantisme qu'il s'agirait de ne pas court-circuiter. Comme l'écrit Rancière, "pour que Œdipe soit le héros de la révolution psychanalytique, il faut un nouvel Œdipe [...] et une nouvelle idée de la tragédie, ceux de Hölderlin, de Hegel ou de Nietzsche (p. 25)". En effet, l'intérêt de Freud pour ce mythe, à la fin du XIXème siècle, n'est assurément pas sans rapport avec la traduction allemande du texte de Sophocle par le poète et philosophe Friedrich Hölderlin, qui date, elle, de 1804.

Or, le geste traducteur d'Hölderlin a réinscrit dans l'histoire d'Œdipe certains éléments de la tragédie de Sophocle, que les adaptateurs de l'époque classique avaient effacés. Ces éléments font d'Œdipe un sujet en proie à "cette furie qui le pousse à vouloir savoir à tout prix, contre tous et contre lui-même, et, en même temps, à ne pas entendre la parole à peine voilée qui lui offre la vérité qu'il réclame" ; et c'est un sujet parfaitement invraisemblable du point de vue du classicisme. Sous l'influence de ce classicisme, apparenté au régime représentatif des arts, Corneille et Voltaire avaient donc corrigé Sophocle, chacun à sa façon (le premier en supprimant le personnage de Tirésias et le second en imaginant un autre meurtrier pour Laïos). En réhabilitant ces "invraisemblances" sophocléennes au début du XIXème siècle, Hölderlin réinvente un Œdipe qui présente dès lors ce trait spécifique : dans son monde, le savoir est une tragédie. Le savoir n'est plus un acte subjectif de saisie d'une idéalité objective par le logos, il est une passion (pathos). Cela passe par l'identité, en lui, du savoir et du non-savoir, de la pensée et de la non-pensée ; l'identité "d'une démarche consciente et d'une production inconsciente, d'une action voulue et d'un processus involontaire (p. 31)" - qui caractérise le régime esthétique des arts tel que le conçoit Rancière. Voilà donc l'Œdipe paradoxal dont la psychanalyse va se saisir, avec Freud.