"Un rien qui veut être compté pour quelque chose" : c'est ainsi que Wolfgang von Goethe définit l'absurde, dès lors qu'"avec le plus grand amour de la vérité", dit-il, quiconque voudrait s'en faire une idée. Cette réflexion intervient en introduction d'un compte-rendu (reproduit au pied cet article, en vert) de sa visite de la Villa Palagonia, célèbre demeure sicilienne qui doit sa notoriété aux sculptures grotesques, ornements et mobiliers insensés que Francesco Ferdinando II Gravina, prince héritier de Palagonia, y rassembla à partir de 1749. Le jugement de Goethe est bien sévère, mais son texte n'est pas rien (Goethe aurait aussi pu ne pas écrire sur tout cela si vraiment, il n'y voyait aucun sens) et ne s'arrête pas à cela ; quelques "riens" parviennent effectivement à y compter pour quelque chose. Plus encore que de ces choses de rien, ce texte témoigne d'un certain regard qui leur permet d'importer. Nous sommes en 1787.
La Villa Palagonia est construite en au début du XVIIème siècle selon les plans du moine architecte Tommaso Maria Napoli. Cette bâtisse est l’un des premiers exemples du baroque sicilien en architecture. Des statues de nains, gnomes, musiciens, polichinelles, mendiantes, chevaux, ânes, êtres hybrides, reptiliens et autres figures bicéphales s'accumulent dans le jardin de la Villa, longent ses murs, se hissent au dessus des porches dont elles inquiètent la verticalité du fait de leur allure torve. À en croire le témoignage de Goethe, l'intérieur du Palais était meublé de la plus extravagante des façons. Le philosophe évoque des chaises bancales ou à l'assise cloutée, des "candélabres" (luminaires) composés de pièces de vaisselle de porcelaine assemblées, ainsi qu'une chapelle emplie de bondieuseries farfelues.
sources des images :
https://www.youtube.com/playlist?list=PLnAFD5OrIhmlEegP1wLf2DW7IQzNQy7Nr
« L'art n'a rien à faire dans une pareille débauche d’imagination : palais, cours, jardin, tout cela est d'un goût détestable, et ressemble à une maison bâtie par une colonie de fous », tranchera plus tard (en 1842) Alexandre Dumas. La critique de Goethe n'était pas plus indulgente : "le possesseur actuel [...] permet la plus libre carrière à son goût et à sa passion pour les formes laides, monstrueuses, et on lui fait beaucoup trop d’honneur en lui accordant seulement une étincelle d’imagination." Remarquons qu'indépendamment de la question de savoir si la Villa Palagonia et son décorum relèvent, oui ou non, de l'art, Goethe disait, en vérité, l'exact inverse de Dumas : il n'y avait pas "débauche", mais absence d'imagination selon lui. Par ailleurs, Goethe ne pose pas en son nom propre la question de l'art. La seule, et bien timide intervention de cette notion dans son texte passe par la mention d'un tiers : l’architecte et paysagiste Christoph Heinrich Kniep qui l'accompagne et dont, dit Goethe, "le sens artiste était révolté dans cette maison d’aliénés".
À la fin de son compte-rendu, Goethe prend le temps de décrire deux objets. L'un est choisi par lui-même : il s'agit d'un crucifix fixé au plafond, au nombril duquel pend un dévot, "peinturé et verni, comme toutes les autres images de l’église", au bout d'une chaine. La description est relativement détaillée. On pourrait se dire que Goethe a choisi de retenir cet objet plutôt qu'un autre parmi tout le bric-à-brac amoncelé dans cette chapelle, car il "représente" la bigoterie caricaturale de son propriétaire et condenserait à lui seul l'unique signification à accorder à l'ensemble de la Villa Palagonia.
Mais voilà que le compagnon de Goethe, Kniep, qui pourtant s'agaçait de tout ce désordre autour de lui, accepte à son tour de prêter une attention plus soutenue à un élément de l'ensemble, un groupe de sculptures : "une femme à tête de cheval, assise sur une chaise et jouant aux cartes avec un cavalier dont le corps est vêtu à la vieille mode, et dont la tête de griffon est parée d’une grande perruque surmontée d’une couronne". Pourquoi accepte-t-il de dessiner ceci plutôt qu'autre chose – ce qui a pour conséquence de le faire "compter" parmi les éléments décrit par Goethe dans ce texte – ? Parce que cet ensemble de sculpture était "le seul qui offrît du moins une sorte de tableau"... Mais le "tableau" en question n'a pas d'autre rapport bien établi avec le précédent (il n'est pas du tout question de religion chrétienne) et tend à brouiller les pistes. Il fallait peut-être, simplement, que chaque protagoniste retienne quelque chose, fût-ce un "rien", de cette aventure.
Pour finir, Goethe précise que la femme à tête de cheval dessinée par Kniep se retrouve sur les armes de la maison Palagonia. Cette figure y fait face à un satyre, qui lui tend un miroir. Décidément, d'étonnantes ramifications se tissent à partir d'un rien, sitôt qu'on prend le temps de le décrire. Incidemment ce satyre et le thème de la réflexivité qui surgissent, comme par hasard, dans les dernières lignes du texte de Goethe me laissent bien songeuse... Goethe était disposé à l'ironie, qu'il perçoit non pas tant comme une manière de moquerie satirique (le satyre est, ici, armé d'un miroir...) mais comme une habileté à se mettre "au clair sur les rapports que notre esprit et ses concepts ont avec les objets naturels" dont on parle, comme il l'explique dans l'Avant-propos de son Traité des couleurs. Façon de dire qu'il décrit bien sa propre manière de voir et de penser en même temps qu'il décrit quelque chose, qu'il s'agisse de couleurs, ou de la Villa Palagonia.
"Tout regard attentif porté sur le monde théorétise" :
- P.S. 1 : Beaucoup des éléments mobiliers décrit par Goethe ont aujourd'hui disparu. Sur la plateforme Youtube, une internaute pseudonymé lacaffeldt a déposé une série de vidéos qu'elle a tournées dans la Villa ; je les conseille, pour l'expérience, en dépit de (plutôt même en raison de) leur qualité non professionnelle. On y voit beaucoup de choses de la Villa Palagonia (sculptures, bas-reliefs...), mais pas seulement ; on y perçoit un regard, étonné, tantôt précipité, tantôt subjugué, une respiration, une sensibilité. cliquer > ICI pour les visionner – il s'agit de la source de toutes les images illustrant cet article.
- P.S. 2 : ... d'autres liens :
- Les miroirs de la villa Palagonia, de Didier Laroque
> ICI
- L’ironie et le symbole de Bernard Franco
> ICI
- P.S. 3 : Goethe, Voyage en Italie, (1819) sur Wikisource > ICI
Palerme, lundi 9 avril 1787.
Les folies du prince Pallagonia [sic] nous ont occupés tout le jour. Et ces folies se sont trouvées tout autres que les récits et la lecture ne nous les avaient représentées. Car, avec le plus grand amour de la vérité, celui qui doit rendre compte de l’absurde est toujours embarrassé. Il veut en donner une idée, et par là il lui donne quelque valeur, tandis qu’à vrai dire, c’est un rien qui veut être compté pour quelque chose. Je dois ajouter d’abord une autre réflexion générale, c’est que ni l’œuvre du plus mauvais goût, ni la plus excellente, ne proviennent immédiatement d’un seul homme, d’une seule époque, et qu’avec quelque attention on peut assigner à l’une et à l’autre une généalogie. La fameuse fontaine de Palerme doit être rangée parmi les ancêtres de la démence pallagonienne. Seulement la fontaine est ici sur son propre terrain, et se produit dans la plus grande liberté. Je veux chercher à développer cette filiation.
Si, dans ces contrées, un château de plaisance est situé plus ou moins au milieu du domaine et que, pour arriver à la demeure seigneuriale, il faille passer à travers des terres labourées, des jardins potagers et d’autres établissements utiles d’exploitation rurale, en cela, les méridionaux se montrent meilleurs ménagers que les gens du Nord, qui sacrifient souvent à l’établissement d’un parc une grande étendue de sol fertile, pour flatter la vue avec de stériles buissons. Dans le Midi, au contraire, on élève deux murs, entre lesquels on arrive au château sans apercevoir ce qui se trouve à droite et à gauche. Cette avenue commence d’ordinaire par un grand portail ou même par un passage voûté, et finit dans la cour du château. Or, afin que l’œil trouve entre les murs de quoi se satisfaire, ils sont courbés en dehors, ornés de volutes et de piédestaux, sur lesquels çà et là peut se dresser un vase ; les faces sont ravalées, divisées en compartiments et peinturées. La cour du château forme un rond de maisons d’un étage, où demeurent les valets et les ouvriers ; le château élève sur le tout son imposante masse carrée. Telle est la disposition traditionnelle, comme elle a existé probablement jusqu’au temps où le père du prince bâtit le château dans un goût qui, s’il n’était pas des meilleurs, était du moins supportable. Mais le possesseur actuel, sans renoncer à ces traits généraux, permet la plus libre carrière à son goût et à sa passion pour les formes laides, monstrueuses, et on lui fait beaucoup trop d’honneur en lui accordant seulement une étincelle d’imagination.
Nous entrons donc dans la grande salle, qui commence à la limite du domaine, et nous trouvons un octogone très-haut pour sa largeur. Quatre géants énormes, en guêtres modernes, boutonnées, soutiennent la corniche, sur laquelle, vis-à-vis de l’entrée, plane la sainte Trinité. L’avenue qui mène au château est plus large que d’ordinaire, le mur est changé en un socle élevé et continu sur lequel des bases remarquables supportent des groupes étranges, et, dans l’intervalle de l’un à l’autre, s’élèvent des vases nombreux. Ces monstruosités, fabriquées à la hâte par les plus vulgaires tailleurs de pierre, sont d’autant plus choquantes qu’elles sont faites du tuf coquillier le plus tendre. Toutefois une meilleure matière ne rendrait que plus frappante l’indignité de la forme. J’ai parlé de groupes : c’était me servir d’une expression fausse et impropre, car ces juxtapositions ne sont nées ni d’aucune sorte de réflexion ni même du caprice, elles sont plutôt entassées au hasard. Trois groupes forment chaque fois la décoration d’un de ces piédestaux carrés, leurs bases étant disposées de telle sorte que toutes ensemble, dans des positions diverses, remplissent l’espace quadrangulaire. Le groupe principal consiste ordinairement en deux figures, et sa base occupe la plus grande partie de la face antérieure du piédestal. Ce sont le plus souvent des monstres à figure d’hommes ou d’animaux. Pour remplir l’espace postérieur du piédestal, il faut encore deux groupes : celui de grandeur moyenne représente ordinairement un berger ou une bergère, un cavalier ou une dame, un singe ou un chien dansant. Mais il reste encore un vide sur le piédestal : il est rempli le plus souvent par un nain, car cette race joue partout un grand rôle dans les plaisanteries insipides.
Mais, pour donner au complet les éléments de l’extravagance du prince Pallagonia, nous en dresserons le catalogue. Créatures humaines : mendiants, mendiantes, Espagnols, Espagnoles, Maures, Turcs, bossus, gens contrefaits de toute sorte, nains, musiciens, polichinelles, soldats costumés à l’antique, dieux, déesses, gens habillés à l’ancienne mode française, soldats en guêtres, portant gibernes, mythologie avec des additions burlesques, Achille et Chiron avec Polichinelle. Animaux : figures incomplètes, cheval avec des mains, tête de cheval sur un corps humain, singes défigurés, dragons et serpents en nombre ; toute espèce de pattes à des figures de tout genre, doublements, permutations de têtes. Vases : toute sorte de monstres et d’ornements qui se terminent par en bas en ventres de vases et en socles.
Qu’on se représente ces figures exécutées par centaines, dépourvues de sens et d’esprit, rassemblées sans choix et sans dessein ; qu’on se figure ces socles, ces piédestaux et ces monstres alignés à perte de vue, on partagera l’impression pénible dont chacun doit être saisi, lorsqu’il est poussé à travers ces verges de la folie.
Nous approchons du château, et une avant-cour demi-circulaire nous ouvre ses bras : le mur principal, en face, dans lequel est pratiquée la porte d’entrée, est construit comme une forteresse. Nous y voyons une figure égyptienne enchâssée dans le mur, un jet d’eau sans eau, un monument, des vases dispersés alentour, des statues qu’on a couchées sur le nez. Nous entrons dans la cour du château, et nous trouvons le rond traditionnel, entouré de petits bâtiments, et formant dans son contour des demi-cercles plus petits, afin que la diversité ne manque pas. Le sol est en grande partie gazonné. Il s’y trouve, comme dans un cimetière dégradé, des vases de marbre bizarrement contournés, qui proviennent du père ; des nains et d’autres monstruosités d’une époque plus récente, jetés pèle mêle sans avoir pu jusqu’à ce jour trouver une place. On passe même devant un berceau tout rempli d’anciens vases et d’autres pierres contournées. Mais l’absurdité de ce mauvais goût se montre au plus haut degré en ce que les corniches des petits bâtiments sont inclinées d’un côté ou de l’autre, en sorte que le sentiment du niveau et de la ligne verticale, qui est une loi de l’intelligence humaine et la base de toute eurhythmie, est blessé et froissé en nous. Et toutes ces toitures sont bordées à la file d’hydres et de petits bustes de singes musiciens et de folies pareilles. Les dragons alternent avec les dieux ; un Atlas, au lieu de la voûte du ciel, porte sur le dos une futaille.
Si l’on croit échapper à tout cela dans le château, bâti par le père, et qui offre un aspect relativement raisonnable, on trouve, un peu en avant de la porte, une tête d’empereur romain, couronnée de lauriers, posée sur un corps de nain, qui est assis sur un dauphin. Dans le château même, dont l’extérieur fait attendre un intérieur passable, la fièvre du prince recommence à extravaguer. Les pieds des chaises sont sciés inégalement, en sorte que personne ne peut s’asseoir, et le concierge invite les visiteurs à se défier des sièges solides, parce que sous leurs coussins de velours ils cachent des épines. Dans les angles sont des candélabres en porcelaine de Chine, qui, observés de plus près, sont composés de tasses, de coupes, de soucoupes et autres pièces cimentées ensemble. Pas un coin où ne se montre quelque caprice. Et même la vue admirable de la mer, par-dessus les promontoires, est gâtée par des vitraux coloriés qui, par un ton faux, refroidissent ou embrasent la contrée. Je dois citer encore un cabinet lambrissé de vieux cadres dorés, taillés pour être ajustés ensemble. Là toutes les mille formes de ciselure, toutes les différentes dégradations de dorures vieilles ou nouvelles, plus ou moins poudreuses et endommagées, se pressent les unes contre les autres, couvrent toutes les murailles, et donnent l’idée d’une boutique de bric-à-brac.
Il faudrait un volume pour décrire la chapelle seulement. On y trouve la clef de toute cette extravagance, qui ne pouvait pulluler à ce point que dans un esprit bigot. Je laisse à penser toutes les grossières images d’une dévotion déréglée qui peuvent se trouver là, mais je ne passerai pas le meilleur sous silence. On voit fixé au plafond un crucifix sculpté assez grand, ayant les couleurs de la nature, verni, avec de la dorure entremêlée. Dans le nombril du crucifix est vissé un crochet ; à ce crochet est suspendue une chaîne fixée à la tête d’un adorateur agenouillé, qui flotte dans l’air, et qui, peinturé et verni, comme toutes les autres images de l’église, doit présenter un emblème de l’incessante dévotion du seigneur châtelain. Au reste le palais n’est pas terminé : une grande salle, établie par le père, et dont la décoration riche, variée, n’est pas d’un effet désagréable, est inachevée ; car la vaste folie du maître ne peut venir à bout de ses extravagances.
Kniep, dont le sens artiste était révolté dans cette maison d’aliénés, s’est montré impatient pour la première fois : il m’a entraîné comme je cherchais à me représenter et à noter en détail les éléments de cette absurde création. Toutefois il a bien voulu à la fin dessiner un des groupes, le seul qui offrît du moins une sorte de tableau. Il représente une femme à tête de cheval, assise sur une chaise et jouant aux cartes avec un cavalier dont le corps est vêtu à la vieille mode, et dont la tête de griffon est parée d’une grande perruque surmontée d’une couronne. Cela rappelle les armes de la maison Pallagonia, qui sont encore bien étranges après toutes ces folies : un satyre présente le miroir à une femme à tête de cheval.